Petites histoires de fin du monde

Saturation en monoxides et dioxides de carbone, annoncait le moniteur.
Puis il ajouta : niveaux dangereux de radiations.
Le capitaine du vaisseau s'appuya contre le dossier du siège. Sa jambe gangrènée le grattait mais il combattit l'envie d'y toucher.
Il noua sa cravate autour de son cou et raidit son costume. Il saisit le masque à gaz et passa le bandeau de caoutchouc autour de sa tête. Puis il prit sa malette et quitta la sécurité de l'habitacle.

Les ruines s'étendaient à perte de vue autour de la petite navette. L'homme avanca parmi les décombres en direction d'un large bâtiment austère. Celui-ci presentait l'unique signature énergetique de toute la région. Le fronton massif indiquait qu'il s'agissait d'un musée.

Il poussa la large porte, dépassa un gichet poussièreux, et entra dans un grand hall. Le plafond était couvert de moulures représentant des hommes nus gravissant une haute tour dont le sommet était courronné d'un soleil rayonnant. Des deux côtés du hall, des statues disparates le toisaient de leur regards de pierre.

Il appella. Sa voix résonna dans le silence du hall. Un moment passa, puis l'une des statues, comme si elle venait de se rendre compte de sa présence, anima sa carcasse massive. Elle représentait un vieillard musculeux portant une lourde planète sur ses épaules. Croulant sous le poids de son fardeau, elle s'approcha de lui.

"Bonjour", fit l'homme.
La statue s'inclina de quelques centimètres en réponse.
"Je cherche à savoir ce qui s'est passé ici."
La statue acquiesa de la tête. Son visage ne montrait aucune émotion. Peut-être n'était il pas capable d'en ressentir.
"Qui es-tu ?" avanca le capitaine.
Le vieillard pointa une marque sur son talon. "Atlas" y était gravé en petites lettres.
"Atlas" fit l'homme.
La statue acquiesa de nouveau.
"Qui étaient les gens qui vivaient ici ?"
la statue le pointa du doigt.
"Des hommes comme moi ?"
Approbation silencieuse. L'homme sembla réflechir un moment.
"Depuis combien de temps ont-ils disparu ?"
la statue resta immobile un moment. Puis elle fit un mouvement, sembla essuyer un peu de poussière qui couvrait son bras. Une poignée en tomba et disparu sur le sol déja gris.
"Je vois."
La statue resta fixe, comme si rien n'était à ajouter.
"Sont-ils partis ?"
Encore un signe de tête.
"Pourquoi ?"
La statue lui fit signe de le suivre. Un peu plus loin dans le hall, elle lui montra une peinture.
Elle représentait un vieillard, courbé sur un baton, qui faisait entrer des animaux dans un large bateau de bois.
"Un exode." fit l'homme. La statue resta immobile.
"ils ont fui quelque chose."
La statue fit oui de la tête, doucement.
"Qu'est-ce qu'ils fuyaient?"
Atlas leva les yeux, puis, faisant passer le monde sur l'une de ses épaules un moment, leva le doigt pour désigner le soleil au plafond.
"le soleil ?" avanca le capitaine, apparemment consterné.
La statue acquiesa.
"le soleil était dangereux ?"
Levant la terre qu'elle portait au dessus de sa tête, la statue fit mine de la jeter à terre.
"Pour le monde entier ?"
la statue remit le monde sur ses épaules, puis fit oui de la tête, lentement, comme si elle reprenait son souffle.
"pourquoi ?" fit le capitaine, après lui avoir laissé le temps de faire un pause après sa demonstration de force.
Atlas l'emmena devant un autre tableau. On y voyait des hommes émaciés se trainer dans la poussière. A l'arrière plan, de larges cheminées rejettaient des vapeurs noires haut dans le ciel.
"La pollution." fit l'homme.
La statue resta immobile.
"Pourquoi ont-ils fait ca ?"
La statue resta perplexe, comme si la question ne lui était jamais venue à l'esprit.
Après une minute, elle l'emmena devant une série de trois sculptures. L'une représentait un homme gras, souriant, assis en tailleur. La seconde mettait en scène un homme maigre attaché à une croix; enfin, la dernière montrait une femme entourée de ses nombreux bras, brandissant armes et outils.
"Des dieux ? La religion ? Une guerre de religion ?"
La statue secoua la tête, négative.
"Alors, en quoi croyaient-ils ?"
Atlas lui fit signe de le suivre. Ils s'arrêtèrent devant une autre peinture.
Une femme tenait sur son épaule une large jarre d'où se déversaient, apparemment indéfiniment, des pièces d'or et des joyaux.
"La richesse ?" fit l'homme, indécis.
La statue haussa les épaules. L'homme ne parvenait pas à tirer du sens des explications de la statue. Dépité, il regagna son vaisseau.
"Capitaine, avez-vous découvert quelque chose ?" fil l'homme de la compagnie.
"Ces hommes pourraient bien être nos ancètres..." répondit le capitaine,"mais je n'arrive pas à comprendre ce qui leur est arrivé."
"Eh bien, fit l'autre,"peut-être ne le sauront nous jamais. Je ferais en sorte de faire tout de même verser une compensation de la part de la compagnie sur votre compte, en reconnaissance de vos efforts."
Le capitaine acquiesa, puis coupa la communication. Il n'arrivait pas à cerner le malaise qu'ils ressentait; comme si tout celà, toute cette terrible catastrophe, vivait encore à travers lui, et l'homme de la compagnie, et le reste de l'humanité, qui l'attendait dans le gigantesque vaisseau en orbite de ce monde désolé.

"Une, deux, une deux..."
La voix monotone venait des haut-parleurs attachés sur les côtés de son crâne. Il prit vaguement conscience, par-delà le brouillard d'antidépresseurs, du léger choc électrique au niveau de son oeil gauche. Ouf, il avait bien failli s'endormir. Il avait pris un forfait sommeil tout compris de trois heures, et avait déjà dormi deux heures et trois minutes aujourd'hui. L'implant lui rappellait juste qu'il n'avait pas intérêt à se laisser aller pour le moment.

Il jeta un coup d'oeil au compteur. Il n'avait produit ces onze dernières heures que quatre unités d'electricité en pédalant sur le petit vélo. Encore insuffisant pour payer à la fois son forfait sommeil (trois heures – réveil intégré après les sept premières minutes), le forfait oxygène (qualité moyenne) et le forfait alimentation (dosage allegé – nutriments recyclés). Déjà la veille, il n'avait pu s'offrir qu'une demi-ration alimentaire. Décidemment, il n'était pas en forme.

"Attention, citoyens !" la voix braillait, tonitruante, des haut-parleurs. "Le PDG d'exocore, Inc, vient d'être désigné président du vaisseau, après une spectaculaire remontée d'Exocore, Inc, de 0,112 points sur le cours de la bourse."
"les nouveaux prix sur le marché des organes : poumon : 0,8. Foie : 0,5. Coeur : 1,2. Rate : 0,3."
L'homme soupira. Il avait vendu son poumon gauche la veille pour seulement 0,6. il aurait dû attendre aujourd'hui au lieu d'essayer de se nourrir; l'investissement aurait été plus rentable. Il s'en mordit mentalement les doigts. Il ne pouvait pas lâcher le guidon.

"Une, deux, une, deux."
La voix semblait avoir décidé d'accelerer la cadence. Le cours de l'electricité devait être en train de baisser. Nouvelle décharge électrique dans l'oeil gauche. L'homme se ressaisit. L'écran lui indiqua qu'il avait dormi encore douze minutes, trente-sept secondes. Moins d'une heure de sommeil pour finir la journée, et il devrait fournir encore 3 unités de courant pour payer son oxygène. Il demanda à l'écran de limiter son forfait sommeil à deux heures trente pour le lendemain.

En tombant du vélo, il se cogna la tête contre le mur du petit compartiment. Il allait s'évanouir, mais il reçut une série de décharges electriques. Il resta donc éveillé, mais n'arriva pas à se relever. Il resta ainsi, coincé entre le petit vélo et le mur, plié en deux. Le compteur électrique resta fixe.

Après une demie-heure, une nouvelle série de chocs électriques, plus forts, secoua son corps. Il n'eut aucune réaction. Le compteur du forfait oxygène clignotait.

Le compartiment se vida. Le mur arrière s'ouvrit. L'homme fut aspiré dans l'espace, et dériva hors du vaisseau, en direction de la planète dévastée en dessous. Quelques minutes plus tard, le mur coulissa, reprenant sa place. L'oxygène remplit à nouveau le petit compartiment. La porte s'ouvrit.

"Voici notre modèle de base", fit le représentant commercial, au milieu d'un couloir bordé de centaines d'autres portes semblables.
"Si vous produisez, disons, huit unités d'éléctricité par jour, vous pourrez espérer bénéficier d'un confortable forfait sommeil de six heures et de rations alimentaires complètes tous les jours. Toute l'électricité excédentaire que vous produirez pourra être réinvestie selon vos souhaits, et en accord avec les règles de la compagnie, bien sûr."
"Ça m'a l'air tout à fait honnête." fit le jeune homme.
Et il s'installa sur le vélo.